1
La gueule ouverte de la nuit
m’avale tout entier
aussitôt que je pose les pieds
sur le tarmac de Tân Sơn Nhất
l’aéroport de Saïgon
Au bas de la passerelle
je retire mon veston
et je remonte les manches
de ma chemise blanche
Un feu de monde premier
une moiteur épicée
m’enveloppe comme un cocon
2
Lorsque je suis au poste
de contrôle frontalier
le militaire sévère
qui regarde mon passeport
ma tête et mon passeport
me ressemble comme un frère
une goutte d’eau dans une mer
d’ADN en colère
Il écrit quelque chose
sur son ordinateur
regarde encore ma tête
puis me pose une question
Je souris et lui dis
que je n’ai pas compris
et je lui demande s’il
pourrait parler moins vite
Il me fixe en fronçant
ses sourcils rétractiles
velus comme des chenilles
d’un air d’abord surpris
ensuite dubitatif
puis avec un petit
sourire-rictus en coin
il tamponne mon visa
puis me fait « Au revoir »
d’un signe de la main
3
J’ai réservé une chambre
dans un hôtel pas cher
rue Phạm Ngũ Lão
un nid à backpackers
au cœur du District 1
Le chauffeur de taxi
qui semble être lui aussi
une copie de moi-même
regarde l’adresse notée
sur le bout de papier
que je lui tends et sans
hésiter dit « OK »
Je monte vite à l’arrière
et claque la portière
pressé de découvrir
la ville où je suis né
4
Quelques autres taxis
des motos des vélos
quelques coqs déphasés
qui chantent en pleine nuit
Nous roulons vitres ouvertes
et la radio éteinte
dans le songe des rues crues
plus rien ne grésille plus
que nos propres ondes folles
Le chauffeur en silence
––––
fume
––––
clope
––––
sur
––––
clope
––––
sur
––––
clope
––––
et moi aussi j’aspire
du plomb du méthanol
J’écarquille mes deux yeux
laisse la lumière entrer
le monde est allumé
par des fils électriques
étouffant leurs poteaux
comme des pelotes de lierre
sauvages et artistiques
les maisons-tubes sont des
Lego multicolores
collés les uns aux autres
et qui montent vers le ciel
les chiens errants sont maigres
ils n’aboient pas ils toussent
et les rats se moquent d’eux
comme ils se moquent des chats
Tous les gens que l’on croise
sur le bord de la route
m’ont l’air si familiers
il me semble les avoir
déjà vus quelque part
cette vendeuse de calmars
et de poissons séchés
ce vieillard épuisé
qui dort dans son cyclo
ces trois jeunes garçons ivres
qui trinquent sur une terrasse
je les connais déjà
hommes femmes adultes enfants
ils étaient avec moi
dans un autre espace-temps
me dis-je en me frottant
les yeux instinctivement
5
Il me faut plusieurs fois
sonner frapper crier
avant de voir enfin
l’employé arriver
traînant les pieds par terre
et les cheveux en guerre
la joue gauche balafrée
victime de l’oreiller
Il doit être grand comme moi
ou à peine plus petit
il porte un pantalon
de pyjama bleu gris
et un vieux tee-shirt noir
à manches courtes qui laissent voir
ses bras secs et musclés
et quand il ouvre la porte
pour me laisser entrer
je sens qu’il pue l’alcool
le sommeil éthylique
Sans même me regarder
ou bien me saluer
ni s’excuser d’avoir
dû me faire patienter
il demande mon passeport
et se dirige ensuite
vers l’ordi du front desk
jette un coup d’œil rapide
au planning des check-in
puis fouille dans un tiroir
me tend une petite carte
magnétique rouge et noire
où est inscrit en bleu
le nombre 302
et sans dire un seul mot
pointe du doigt l’ascenseur
bâille de toutes ses dents
et repart lentement
dormir ou se saouler
6
Arrivé dans ma chambre
je mets en marche la clim
et le ventilateur
je retire mes chaussures
enfile la paire de tongs
destinées aux clients
et enlève mes vêtements
J’allume vite mon laptop
entre le code du wifi
noté sur un papier
déposé à côté
de la lampe de chevet
et me connecte au Net
pour checker mes messages
puis range toutes mes affaires
dans l’armoire près du lit
Ne sachant où poser
les vingt-cinq mille euros
en coupures de cinq cents
apportés avec moi
je les laisse cachés dans
la pochette intérieure
de ma trousse de toilette
mets mon tél à charger
et prends une longue douche froide
La salle de bain est beige
comme le reste de la chambre
elle est propre et moderne
et purement fonctionnelle
Le lavabo est brun
de forme rectangulaire
pareil que la lunette
en plastique des toilettes
Il n’y a heureusement
pas de balai à chiottes
remplacé au profit
d’une douchette W.-C.
beaucoup plus hygiénique
7
Je suis fatigué mais
sans conviction me couche
je sais que je ne vais
pas pouvoir m’endormir
mon cerveau et mon corps
étant réglés encore
sur GMT +1
pour eux il n’est pas tard
il est six heures de moins
Dans le lointain j’entends
les longues sirènes plaintives
des forces à gyrophare
des policiers poursuivent
des voleurs et des gens
meurent dans des ambulances
Par la fenêtre j’observe
l’unité extérieure
des gros climatiseurs
suspendus aux balcons
des immeubles voisins
comme du linge pâle qui sèche
Les enseignes aux néons
des hôtels alentour
colorent la nuit en rouge
et jaune fluorescents
Il va bientôt faire jour
8
Vers cinq heures du matin
les chauves-souris se sauvent
elles abandonnent le ciel
aux moineaux aux pigeons
Je sors sur le balcon
torse nu en caleçon
j’allume une cigarette
et la fume lentement
En moins de dix minutes
une vie grouillante venue
de partout de nulle part
a déchiré la nuit
décousu son tissu
et maintenant la rue
est devenue sauvage
elle hurle elle crache vomit
des centaines des milliers
de motos japonaises
aux klaxons névrosés
des vendeurs ambulants
avec les mêmes slogans
tous préenregistrés
et diffusés en boucle
via des haut-parleurs
fixés sur leurs vélos
des énormes geckos
qui vocalisent à la
verticale des murs
des chats et des enfants
miauleurs et bagarreurs
des ouvriers qui jouent
du marteau et du clou
sur leurs échafaudages
de cordes et de bambous
9
Lorsque la fatigue prend
finalement le dessus
je vais me coucher nu
position céphalique
les deux genoux pliés
et les deux bras croisés
le cou fléchi pour faire
reposer mon menton
en haut de ma poitrine
J’écoute toujours aussi
attentivement les sons
les sons de Saïgon
mais ils s’éloignent de moi
au fur et à mesure
que je m’enfonce dans mon
sommeil paradoxal
Je fais un rêve liquide
je flotte dans une étrange
cité de placenta
une piscine amniotique
ton ventre maternel
je ne suis qu’un fœtus
de dix-sept centimètres
j’ai à peine vingt semaines
je passe mon temps à boire
l’eau trouble de la piscine
dégueulasse
pleine de squames
de lipides et d’urine
mon système auditif
ne fonctionne pas encore
la construction ana-
tomique
de mes oreilles
n’est même pas terminée
pourtant je sens déjà
résonner dans mes os
ta voix acidulée
ton cœur qui cogne sec
tes borborygmes qui grondent
ragent comme un ciel d’orage
quand soudain me parvient
un micro miniature
glissé dans ton vagin
puis dans ton utérus
Je le prends dans ma main
je l’allume et me mets
à chanter que tu es
« Une ville rien que pour moi »
10
Plus tard dans la journée
j’appelle Tuấn et lui dis
de passer me chercher
Je l’avais rencontré
par hasard à Paris
quand j’étais employé
comme veilleur de la Nuit
dans un appart-hôtel
de la chaîne Citadines
Il descendait chaque soir
de sa chambre pour me voir
en prétendant devoir
travailler son français
mais c’était une excuse
car il était déjà
parfaitement bilingue
On passait toute la nuit
à fumer et à boire
gratuitement au bar
dont j’étais responsable
aussi lors du night shift
Comme d’hab mes potes venaient
se la mettre avec nous
Grand Jack et le Jockey
et Bobby Chevrolet
on se droguait parfois
on prenait de la C
de la reu
des ecstas
et quand un des clients
venait faire son check-in
me demander sa clé
ou un truc à manger
je l’envoyais péter
sans même le regarder
11
Nous dînons au resto
rue Phạm Ngũ Lão
Tuấn a beaucoup changé
il a pris dix kilos
Nous sommes nés le même jour
même mois même année
mais il semble à présent
beaucoup plus vieux que moi
et au fond de ses yeux
quelque chose s’est éteint
Je lui ai apporté
des cadeaux de Paris
du fromage du vin rouge
et de la charcuterie
mais quand je les lui offre
il n’ouvre pas mes paquets
et il sort de son sac
une bouteille de Chivas
Nous la buvons en shot
en trinquant à chaque verre
12
Comme il l’avait promis
il a fait son enquête
l’orphelinat Phú Mỹ
n’existe plus depuis
les années quatre-vingt
et il n’en reste rien
même pas le bâtiment
La ville de Gia Định où
il était situé
a par la suite été
mangée par Saïgon
mais si je veux il peut
m’emmener sur les lieux
près de l’ancienne adresse
93 Hùng Vương
je trouverai peut-être
des indices des témoins
quelqu’un qui que ce soit
qui se rappellerait
de toi ou bien de moi
On se donne rendez-vous
le lendemain matin
et Tuấn me raccompagne
jusque devant l’hôtel
Nous sommes tous les deux
complètement bourrés
13
Lorsque je me réveille
j’ai la gorge desséchée
la tête dans un étau
mon haleine me dégoûte
En rentrant j’ai sans doute
oublié d’allumer
l’air co et dans ma chambre
il fait trente-cinq degrés
Je me retiens une fois
deux fois trois fois quatre fois
puis finalement me lève
et marche à petits pas
jusqu’à la salle de bain
je relève la lunette
brune et rectangulaire
et gerbe le Chivas
en me pinçant le nez
J’ai besoin d’un Coca
14
Cette fois Tuấn ne vient pas
avec sa Honda rouge
mais dans un véhicule
prêté par une amie
un 4×4 Toyota
avec vitres teintées
conduit par un chauffeur
L’ancien orphelinat
se situe loin du centre
y aller en voiture
c’est déjà l’aventure
vu la circulation
de fou à Saïgon
les motos les scooters
monopolisent la route
nous doublent à gauche à droite
déboulent à contre-sens
et même sur les trottoirs
J’en vois plein où l’on fait
monter toute la famille
les parents les enfants
quatre personnes au total
ou d’autres encore qui servent
d’utilitaires afin
de transporter tous types
de marchandises pesantes
décédées ou vivantes
poules caquetant
frigos
sacs de ciment
miroirs
cages en métal remplies
de futurs porcs laqués
Nous zigzaguons pendant
plus d’une heure et demie
C’est en même temps
étrange
merveilleux
terrifiant
15
J’avais tant espéré
me sentir connecté
me souvenir d’une odeur
ou au pire d’une peur
que j’aurais conservées
à l’intérieur de moi
souterrainement cachées
mais je ne ressens rien
je ne reconnais rien
Tuấn demande à des vieux
dans le quartier s’ils savent
ce que sont devenus
tous les gens de Phú Mỹ
mais leurs mémoires sont sèches
et la plupart d’entre eux
n’habitaient d’ailleurs pas
sur place à cette époque
et ignorent qu’il y a
eu un orphelinat
dans la rue Hùng Vương
16
Sur la route du retour
nous nous arrêtons dans
une gargote où ils servent
sur des tables minuscules
en plastique rouge ou bleu
avec des petites chaises
à peine format enfants
installées tout au bord
de la chaussée fiévreuse
Tuấn commande pour nous trois
de l’anguille des crabes mous
qu’on doit manger entiers
en une seule bouchée
avec des bières Tiger
sa marque préférée
Je n’ai pas du tout faim
et ce genre de repas
est trop hardcore pour moi
avec la gueule de bois
17
J’ai de la chance cette fois
la météo me sauve
le ciel hostile se met
à pleurer des gouttes chaudes
identiques à l’humeur
liquide de la pluie
qui tombe au cinéma
un vent vivant violent
soulève les parasols
et les chaises vides s’envolent
et la vaisselle aussi
Nous courons à l’abri
dans le gros 4×4 gris
la pluie épaisse percute
le toit du Toyota
comme un marteau-piqueur
comme un fusil AK
takata takata
takata takata
on hurle dans l’habitacle
takata takata
takata takata
mais on ne s’entend pas
À l’extérieur le monde
ramollit devient flou
et à travers les vitres
ruisselantes je ne vois
que des silhouettes mouvantes
des taches de couleur
qui courent dans tous les sens
Les piétons doivent chercher
refuge là où ils peuvent
sous les arbres centenaires
les avancées des toits
les balcons des maisons
de style indochinois
Les premiers arrivés
contents d’avoir une place
doivent sourire aux derniers
à ceux qui n’en ont pas
dans un mélange fait de
compassion et pitié
Quelques jeunes écolières
dans leur áo dài blanc
doivent jouer à avoir
peur et pousser des cris
aigus par coquetterie
D’autres doivent continuer
leur chemin impassibles
tâchant tant que possible
de protéger leurs longues
chevelures de soie sombre
avec leurs livres de classe
ou seulement leurs mains jointes
au-dessus de leur tête
Les motards les cyclistes
doivent sur les bas-côtés
s’arrêter pour ensuite
enfiler leurs pèlerines
en plastique coloré
et partout les égouts
bouchés
doivent déborder
oui les égouts débordent
oui je sais qu’ils débordent
18
Rentré à mon hôtel
j’inspecte une nouvelle fois
les quelques documents
apportés avec moi
que des originaux
conservés à l’abri
dans une pochette plastique
bleue tendance mer tragique
Le papier est jauni
fin
fragile
mais rugueux
on peut encore sentir
l’odeur de l’encre de
la machine à écrire
Sur mon acte de naissance
Trích-Lục Bộ Khai-Sanh
il n’y a ni le nom
ni le prénom du père
il n’y a que les tiens
mais ta date et ton lieu
de naissance sont manquants
comme ta situation
de « Femme légitime
veuve ou sans mariage »
Ça ne semble pas normal
à Tuấn et il pense que
c’est un acte trafiqué
or pour y arriver
il faut beaucoup d’argent
ou bien connaître des gens
dans le gouvernement
et l’administration
des gens très haut placés
il penche donc pour la thèse
de l’enfant héritier
d’une famille fortunée
Évidemment à ça
j’y ai déjà songé
dans mes mille et une nuits
passées à m’inventer
j’ai toujours oscillé
entre le cauchemar
et le conte de fée
Fils d’une prostituée
et d’un américain
fils d’une prostituée
et d’un homme marié
fils d’une aristocrate
qui m’a eu bien trop tôt
et a été forcée
de ne pas me garder
à cause de la pression
exercée par les siens
bâtard d’un riche bourgeois
et de sa domestique
dernier né d’une famille
déjà tellement nombreuse
qu’elle ne pouvait s’offrir
une autre bouche à nourrir
fils d’une femme morte en couche
et puis abandonné
à la maternité
car mon père refusait
de devoir élever seul
l’enfant qui a tué
l’unique femme qu’il aimait
géniture d’une droguée
qui n’a pas hésité
à m’échanger contre une
dose d’héroïne coupée
fils d’une malade mentale
sans mari sans papiers
et qui s’est suicidée
juste après ma naissance
fils d’une adolescente
trop pauvre pour payer
l’accouchement et qui s’est
enfuie de l’hôpital
enfant d’une mère aimante
qui voulait me garder
mais qui a préféré
me laisser dans la rue
car mon salaud de père
un psychotique violent
avait juré qu’il me
noierait dans la cuvette
brune et rectangulaire
des toilettes d’un hôtel
fils de Stanley Kubrick
d’une niakouée dans un film
sur la guerre du Viêt Nam
tourné aux Philippines
fils d’aucun de personne
du vent et des cigognes
fils de rien fils du pire
ou peut-être pourquoi pas
fils de deux amoureux
sans espoir sans avenir
dans un pays ruiné
et qui ont préféré
que je sois adopté
pour que je sois élevé
dans un confort qu’ils ne
pouvaient pas me donner
19
Un deuxième nom figure
sur un autre document
Miss Rosemary Taylor
une jeune femme australienne
qui travaillait alors
avec l’orphelinat
C’est une attestation
dans laquelle elle affirme
« L’enfant Ngô Lê Chiến
de sexe masculin
né le 3/07
1973
est un enfant qui a
été abandonné
dès sa naissance et puis
recueilli et élevé
avec nous à Phú Mỹ
À notre connaissance
il n’a aucun parent
personne ne vient le voir »
Enfin le dernier nom
inscrit dans mes dossiers
est celui d’une Française
mariée à un Viêt
Madame Henriette Phạm
qui était ma nourrice
et qui m’a emmené
en France pour me confier
à ma nouvelle famille
en juin 74
mais après ce jour-là
plus personne ne l’a vue
20
Sur le conseil de Tuấn
je me suis décidé
à passer une annonce
un avis de recherche
dans le journal Tuổi Trẻ
et même à la télé
sur la HTV9
cela se fait beaucoup
car de nombreuses familles
ont été dispersées
lors des deux guerres passées
Je rédige donc une note
sur un bout de papier
« Je suis Ngô Lê Chiến
fils de Ngô Thị Đoan
Je suis né à Gia Định
en juillet 73
Si vous pensez savoir
où se trouve ma mère
contactez Monsieur Tuấn
au 080… »
et puis je la traduis
vite fait en viêtnamien
et l’envoie par e-mail
aux médias concernés
21
La nuit vient de tomber
j’ouvre la porte-fenêtre
et m’installe au balcon
pour me fumer une clope
La chaleur a baissé
elle est plus supportable
que pendant la journée
et d’une ruelle en bas
monte une odeur subtile
de poulet au gingembre
de phở
de hủ tiếu
Ma cigarette finie
je songe à me doucher
quand mon téléphone sonne
Tuấn veut m’emmener dîner
et il passe me chercher
« D’ici une demi-heure »
À sa voix je devine
qu’il est déjà très saoul
mais je lui dis « D’accord »
puis range soigneusement
l’ensemble des documents
dans la vieille pochette bleue
j’enfile une chemise propre
et je sors de ma chambre
Lorsque je passe devant
le comptoir du front desk
un autre veilleur de nuit
est en poste cette fois-ci
Je le salue et lui
demande si son collègue
est en congé ce soir
mais il ne comprend pas
de quel collègue je parle
car il m’affirme être seul
à faire le night shift
Cinq jeunes Sud-Coréens
les yeux sur leurs PC
squattent les deux canapés
en cuir blanc du lobby
cheveux décolorés
jeans slim
sneakers vintage
ils ont l’air désœuvré
d’un boys band en vacances
22
« La journée elles sortent pas…
en tout cas pas comme ça…
elles ont peur de bronzer…
donc elles se cachent derrière
leurs masques et leurs lunettes…
les jambes les bras couverts…
tu vois rien qui dépasse…
c’est uniquement le soir
qu’elles mettent leur corps dehors… »
dit Tuấn en souriant
et en parlant très fort
pour couvrir les klaxons
les moteurs et autres bruits
de la circulation
Moi je ne souris pas
car ma bouche est tombée
devant ce défilé
de beautés qui conduisent
leurs scooters en talons-
aiguilles
en mini-shorts
ou en robes dos nu
leurs chevelures lâchées
parfumant le vent tiède
et leurs corps tellement fins
non des corps aussi fins
je n’en ai jamais vu
23
Malgré son taux d’alcool
probablement élevé
Tuấn pilote prudemment
sa vieille Honda rouge
Il y a de toute façon
tant de monde sur la route
qu’il dépasse très rarement
les trente kilomètres-heure
Il est comme un poisson
dans un banc de poissons
fluide
à l’écoute de l’eau
Mis à part aux feux rouges
il ne s’arrête jamais
et freine le moins possible
Il contourne les choses
les gens ou les obstacles
les parpaings arrachés
orphelins de leurs murs
les palmiers émaciés
les lambeaux de béton
24
Le restaurant s’appelle
Chim rừng
« l’Oiseau des bois »
ou quelque chose comme ça
Nous garons au sous-sol
la 125 de Tuấn
un jeune gardien nous donne
le numéro 18
et il inscrit ce nombre
à la craie blanche sur la
selle de la vieille Honda
Nous prenons l’ascenseur
en bas dans le parking
et montons rapidement
jusqu’au troisième étage
Une femme
la quarantaine
épaissement fardée
collier de jade au cou
et robe traditionnelle
nous ouvre l’ascenseur
et nous souhaite la bienvenue
Tuấn semble la connaître
il échange avec elle
un long regard complice
tandis qu’elle nous invite
à la suivre jusqu’au fond
d’un couloir sans fenêtres
25
Dans la salle VIP
nous sommes accueillis
par des sifflets des cris
des accords de guitare
Les huit amis de Tuấn
sont aussi ivres que lui
personne ne dit « Bonjour »
ne me demande « Ça va ? »
personne ne se présente
ni ne me serre la main
comme on le fait en France
mais tous ont l’air ravi
de faire ma connaissance
et proposent que l’on trinque
et que l’on boive cul sec
en guise d’introduction
Une petite serveuse
en jupe et bas résille
m’apporte une bière Tiger
et une choppe contenant
un énorme glaçon
mais Tuấn me fait comprendre
de boire à la bouteille
et toute l’assemblée hurle
en chœur « Một Hai Ba Vô ! »
26
La pièce est décorée
dans un style japonais
avec d’immenses estampes
de Hokusai aux murs
Les chaises et la grande table
disposées en son centre
sont en bois noir laqué
Des lampions en papier
rouge et blanc qui rappellent
le drapeau du Japon
sont pendus au plafond
et distillent une lumière
tamisée rose bonbon
La climatisation
semble être poussée à fond
et fait un bruit d’aspi-
rateur
en fin de vie
ce qui oblige Tuấn
et ses amis bourrés
à parler tellement fort
qu’on se croirait en boîte
Tous ont le visage rouge
parfois même écarlate
et au-dessus de ceux
qui ont une clope en bouche
flotte une épaisse fumée
un brouillard alcalin
en forme de cancer
Le repas terminé
un petit moustachu
avec les cheveux teints
qui me fait trop penser
à un sosie d’Hitler
avec des yeux bridés
sort deux bouteilles plastique
pleines d’un liquide brunâtre
Ça sent le brûle-gosier
et le gros tord-boyaux
Les autres prennent un air grave
et satisfait et fier
ils s’éclaircissent la gorge
ou font craquer leurs doigts
« De l’alcool viêtnamien »
m’informe mon voisin
un homme
la soixantaine
les cheveux courts en brosse
la voix autoritaire
cassante d’un militaire
qui manie le français
encore parfaitement bien
comme tous ceux qui sont nés
à l’époque coloniale
et qui me paraît être
le chef car lorsqu’il parle
tous l’écoutent sans broncher
Nous tendons notre verre
Adolphe Hitler nous sert
puis un grand Incendie
m’enflamme tout le corps
Pour ne pas perdre la face
et déshonorer Tuấn
je fais semblant de rien
et je me mets le masque
de l’homme ignifugé
27
Tandis que quelques-uns
se sont mis à chanter
Ngày sau sẽ ra sao
une chanson surannée
d’une tristesse lumineuse
la femme fardée qui nous
a ouvert tout à l’heure
la porte de l’ascenseur
est discrètement entrée
discuter avec Tuấn
et elle lui parle tout bas
dans le creux de l’oreille
Mon ami hoche la tête
l’écoute attentivement
tout en tapant du pied
au rythme de la musique
mais il le fait avec
un léger contretemps
preuve qu’il est à présent
quand même bien imbibé
Juste avant de partir
la femme lui pose une main
gentiment sur l’épaule
et murmure une phrase dont
je n’entends que la fin
« Khi nào em thích em đến»
28
La serveuse bas résille
est aussi invitée
à trinquer avec nous
elle n’ose pas refuser
mais elle ne boit son verre
qu’à minuscules gorgées
Un des gars la taquine
la force à lui toucher
ses biceps tatoués
puis lui demande si elle
n’est pas déjà mariée
et lui fait vite comprendre
qu’il est célibataire
tandis que mon voisin
qui a un doigt en moins
comme un vieux yakuza
essaye de lui voler
un bisou sur la joue
mais ça en reste là
elle est jeune mais elle sait
gérer la libido
des mâles alcoolisés
son rôle est bien rôdé
à moitié femme-enfant
innocente et soumise
et à moitié princesse
qu’on ne doit pas toucher
29
Quand les bouteilles d’Hitler
et les caisses de bières
ont toutes été vidées
certains regardent leur montre
et d’autres appellent leur femme
tout le monde se prépare
à rentrer comater
Tuấn veut continuer
et leur propose d’aller
dans un karaoké
mais personne ne l’écoute
et ils quittent tous la table
sans payer l’addition
ni nous dire au revoir
moi seul lance un bye bye
auquel nul ne répond
Nous restons tous les deux
Tuấn recommande des verres
règle entièrement la note
et donne un beau pourboire
à la petite serveuse
Je ne sais pas comment
il fait pour boire autant
mais je comprends pourquoi
il a pris tant de poids
et bien que je n’en puisse
plus
pour l’accompagner
j’en accepte un dernier
et le descends lentement
puis lui demande « Ça va ?
T’as pas envie d*rentrer ? »
et il me répond « Non
enfin si allons-y »
30
Lorsque Tuấn m’a parlé
de passer une annonce
sur la HTV9
je me suis vu en pleurs
sur un plateau-télé
te retrouver devant
des centaines de milliers
de téléspectateurs
comme dans cette émission
de Patrick Sabatier
qu’enfant je regardais
mais ici heureusement
c’est fait différemment
je ne suis pas présent
et ce n’est pas un show
seul mon texte apparaît
et défile à l’écran
tandis qu’une voix hors-champ
le répète plusieurs fois
J’ai payé pour qu’il passe
pendant toute la semaine
et il me faut attendre
patient
tuer le Temps
31
Malgré ma gueule de bois
je me lève assez tôt
prends un taxi-moto
et pars faire du tourisme
Au Musée des vestiges
de la guerre du Viêt Nam
il y a d’anciennes Jeep
et des vieux chars d’assaut
des bombes et des affiches
de la propagande rouge
où l’actrice Jane Fonda
te serre fort dans ses bras
et sur toutes les photos
exposées je te vois
dans chaque salle du musée
tu es là devant moi
s’il y a une belle femme
je suis sûr que c’est toi
donc je te suis et puis
je t’arrête et te dis
« Pardon mais n’êtes-vous pas
ma mère Ngô Thị Đoan ? »
et tu me réponds « Oui
mon chéri c’est bien moi »
et ce putain de rêve
je veux vraiment qu’il crève
ou qu’il se réalise
et puis qu’on en finisse
et les musées m’emmerdent
comme les supermarchés
et j’ai besoin d’une clope
de partir en fumée
alors je sors dehors
et je vois dans la cour
un chien un bâtard noir
et brun petit tout sale
qui dort recroquevillé
sous un avion de chasse
et c’est le seul cliché
que je prends puis me casse
32
Nous avions rendez-vous
avec Tuấn pour manger
ensemble vers midi
mais il ne m’appelle pas
et il ne répond pas
non plus quand je l’appelle
Je suis un peu déçu
mais je ne m’inquiète pas
sans doute ne s’est-il pas
remis de la soirée
et ne s’est pas levé
Mon second objectif
touristique de ce jour
est le grand rectangle blanc
sur le toit duquel flotte
le drapeau communiste
rouge et son étoile jaune
de loin je trouve ça drôle
on dirait un gâteau
à la crème avec une
cerise posée en haut
Avant c’était l’ancien
palais présidentiel
du Việt Nam Cộng Hòa
la République du Sud
dirigée par ton père
Monsieur Ngô Đình Diệm
assassiné le 2
novembre 63
À l’intérieur je prends
en photo des fauteuils
un lit et deux ampoules
qui clignotent étrangement
des anciens téléphones
à cadran rotatif
des machines à écrire
trois félins empaillés
Dans une fresque retraçant
toute l’histoire du Viêt Nam
je me retrouve encore
un illustre parent
le roi Ngô Quyền
celui qui a vaincu
les Chinois à Bạch Đằng
libéré le pays
de leur domination
et fondé en même temps
la première dynastie
des empereurs viêtnamiens
en l’an 939
33
Ma visite se termine
en admirant la vue
depuis la terrasse du
bar du dernier étage
puis je vais me promener
dans le parc ombragé
qui entoure le Palais
Des enfants dansent en rond
sous les tamariniers
tandis que leur prof scande
dans un mégaphone gris
des mots qu’ils doivent en chœur
répéter après lui
D’autres jouent au football
ou bien ils sont assis
en tailleur autour d’un
camarade musicien
et chantent innocemment
des chants de partisans
et ils portent tous le même
bel uniforme bleu ciel
avec le drapeau viêt
épinglé sur le cœur
Je les observe longuement
et personne ne me prête
aucune sorte d’attention
je suis un élément
naturel du pays
du paysage aussi
l’arbre au milieu du bois
C’est une sensation neuve
que j’expérimente là
et plus généralement
depuis mon arrivée
vivre dans l’anonymat
ne pas être remarqué
Toute ma vie j’ai été
celui au bout du doigt
exogène
exotique
étranger et quota
chaussette dépareillée
une excentricité
l’ami-anomalie
qui a des yeux bizarres
et puis un corps bizarre
petit
trop maigre
bizarre
avec une peau bizarre
sans poil
Citron
bizarre
Bol de riz et Bruce Lee
Chinois Chinetoque
bizarre
mais tout ça c’est fini
c’était une autre saison
je suis enfin chez moi
invisible
dans le monde
(…)
NGO LE CHIEN de ô ê ế (broché, 501 pages, 19€)
© CONTRE-HISTOIRES, 2020